S’il me fal­lait définir d’une image la poésie de Judith Rodriguez,  je choisir­ais « la plante d’aluminium qui souf­fre dehors/(et) soulève, déploie, refait le lan­gage » — dans « Qua­torze façons de nom­mer la pluie  pour Tom»1dans la série “The Reproach” traduite et pub­liée sur nos pages …

Quoi de plus insignifi­ant que ce métal à tout faire, dont la présence peut sur­pren­dre dans un univers poé­tique ? Métal « pau­vre » — puisqu’abondant ,  mais blanc, bril­lant, mal­léable, il est asso­cié à  notre envi­ron­nement le plus quo­ti­di­en : Il fait, comme le lan­gage, par­tie de notre vie, et comme lui, est entré dans le domaine des évi­dences  – on l’utilise sans y penser dans les tâch­es les plus ordi­naires, igno­rant que ce métal  fut (lors de sa décou­verte au XIXème siè­cle), réservé à la joail­lerie en rai­son de sa pré­ciosité et de sa rareté.  Eh bien, la poésie de Judith Rodriguez  tra­vaille  l’aluminium du lan­gage pour  ren­dre à ce dernier sa dig­nité ini­tiale, sa ver­tu poé­tique, au sens pre­mier du terme, sa ver­tu de création.

Judith Rodriguez, Auto­por­trait — lino­gravure, 1974

Pas d’ors inutiles, pas d’oripeaux, mais des mots- coups de poing, des mots et des images à la découpe franche, comme ces lino­gravures dont notre auteur  illus­tre cer­tains de ses ouvrages, et dont elle déclare « Je les fais comme mes poèmes ; elles ne sont pas une illus­tra­tion, elles sont une impres­sion. » Une impres­sion forte faite sur le lecteur.

C’est ain­si,  qu’une « voix type chaus­sure de gomme »,  des « réver­bères aux yeux écar­quil­lés » ou une « radio frétil­lante »  jalon­nent, tout comme cette plante, un univers où le réel  le plus prosaïque redonne au lan­gage un éclat inat­ten­du – loin des clichés, des images faciles.

Judith Rodriguez, Back­yard, 1978

Toute l’œuvre de Judith Rodriguez sur­prend autant par  la sim­plic­ité du lan­gage que l’apparente banal­ité des pro­pos, à  l’image de ce jardin d’arrière-cour (« At the end of the gar­den ») où s’ébrouent les chiens dans l’entassement du com­post ,  et que tra­versent les opos­sums impas­si­bles. Il n’y a pas de petits sujets dans cette œuvre en par­tie dédiée à l’observation des « événe­ments minus­cules » du quo­ti­di­en, des ren­con­tres et  des liens et  lieux famil­i­aux : dans une inter­view pub­liée sur le web, le poète déclare « I sup­pose homes and fam­i­lies would be one side of my work (the scene of our most impor­tant deci­sions, the crad­dle of our abil­i­ties. » Effec­tive­ment, maisons et familles sont à l’origine d’une poésie du quo­ti­di­en, forte­ment ancrée dans la réal­ité géo­graphique locale – qui peut sem­bler exo­tique à notre regard européen – où chaque détail, chargé d’une sen­su­al­ité ten­dre et nos­tal­gique, délivre une leçon épi­curi­enne,  comme le sug­gèrent ces vers : « Il n’y a pas de soli­tude – votre cham­bre autour de moi /boit les sons de la vie (…) »

La plante souf­fre­teuse de l’image ini­tiale per­met aus­si d’illustrer tout le pan de cette œuvre  tourné vers les prob­lèmes de la vie poli­tique et sociale aus­trali­enne :  écrivain engagée dans la cause des femmes, des aborigènes…  elle évoque dans les poèmes ici présen­tés les prob­lèmes de l’injustice, à tra­vers  l’immigration clan­des­tine (la série de Boat Voic­es dans ce même numéro) le  ter­ror­isme (« Poems of Ter­ror ») , les rap­ports dans  le cou­ple ou la société (« Note de Vol » ,  « Le Reproche ») — thèmes majeurs de son œuvre  non seule­ment poé­tique,  mais touchant l’ensemble d’une pro­duc­tion tournée vers l’opéra (Poor Johan­na de Robin Archer, 1994 et Lindy, de Maya Hen­der­son, 2003) aus­si bien que le  réc­it (The Hang­ing of Min­nie Wait­es).

Œuvre très diver­si­fiée dans sa forme et son  inspi­ra­tion : « a bit like a rag­bag  —  un fourre-tout» selon l’expression même de l’auteur – on y  lit en fil­igrane la sen­si­bil­ité ironique et l’humour qui dévoilent  l’arrière-plan de toute situation. 

Dans ces poèmes — minus­cules scènes en apparence super­fi­cielles — la chute, pathé­tique et dérisoire, soumet le lecteur à un ques­tion­nement impi­toy­able de nos croy­ances, de nos illu­sions, des mau­vais plis de notre société. Cet humour déca­pant se déploie pleine­ment dans  cer­tains poèmes dont le sur­réal­iste et très prag­ma­tique « Rêve d’ours ».

La poésie de Judith Rodriguez se com­pose en quelque sorte d’observations volées,  comme cette « Note de vol » où elle saisit, comme un instan­ta­né,  l’attitude d’un voisin de voy­age plongé dans l’écriture, et  inven­tant le con­tenu du jour­nal intime, désamorce le roman­tisme d’une rela­tion amoureuse imaginée.

Judith Rodriguez, Sweet­heart, 1978

Ce refus du pathos,  ce déboulon­nage du mer­veilleux, générale­ment  asso­cié à la poésie, créent la ten­sion par­ti­c­ulière qui car­ac­térise cette œuvre, dans laque­lle les images les plus fortes et les plus étranges nais­sent de la triv­i­al­ité revendiquée : ain­si, dans « Pala­pa », inspiré d’un fait-divers, la très grande beauté du sauve­tage de l’enfant  naufragé par des « mains/visibles de partout,/ mains de la mer », relaté par le sauveteur comme étant « exacte­ment comme la pêche ». De même l’extrême déli­catesse des restes (« gue­nille sèche ») dans le jardin de l’oubli, nou­v­el Eden inver­sé, « Enc­los en nul album ».

Orig­i­nale, en ce qu’elle s’attache au plus infime, au plus essen­tiel  quoique  plus méprisé de nos vies, cette poé­tique human­iste qui se veut sans apprêt touche pro­fondé­ment, longue­ment, à l’instar de « l’obscurité argen­tée de l’air (qui) bien facile­ment / imprime la pen­sée de sa touche ».

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Marilyne Bertoncini

Biogra­phie Enseignante, poète et tra­duc­trice (français, ital­ien), codi­rec­trice de la revue numérique Recours au Poème, à laque­lle elle par­ticipe depuis 2012, mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Phoenix, col­lab­o­ra­trice des revues Poésie/Première et la revue ital­i­enne Le Ortiche, où elle tient une rubrique, “Musarder“, con­sacrée aux femmes invis­i­bil­isées de la lit­téra­ture, elle, ani­me à Nice des ren­con­tres lit­téraires men­su­elles con­sacrées à la poésie, Les Jeud­is des mots dont elle tient le site jeudidesmots.com. Tit­u­laire d’un doc­tor­at sur l’oeu­vre de Jean Giono, autrice d’une thèse, La Ruse d’I­sis, de la Femme dans l’oeu­vre de Jean Giono, a été mem­bre du comité de rédac­tion de la revue lit­téraire RSH “Revue des Sci­ences Humaines”, Uni­ver­sité de Lille III, et pub­lié de nom­breux essais et arti­cles dans divers­es revues uni­ver­si­taires et lit­téraires français­es et inter­na­tionales : Amer­i­can Book Review, (New-York), Lit­téra­tures (Uni­ver­sité de Toulouse), Bul­letin Jean Giono, Recherch­es, Cahiers Péd­a­gogiques… mais aus­si Europe, Arpa, La Cause Lit­téraire… Un temps vice-prési­dente de l’association I Fioret­ti, chargée de la pro­mo­tion des man­i­fes­ta­tions cul­turelles de la Rési­dence d’écrivains du Monastère de Saorge, (Alpes-Mar­itimes), a mon­té des spec­ta­cles poé­tiques avec la classe de jazz du con­ser­va­toire et la mairie de Men­ton dans le cadre du Print­emps des Poètes, invité dans ses class­es de nom­breux auteurs et édi­teurs (Bar­ry Wal­len­stein, Michael Glück…), organ­isé des ate­liers de cal­ligra­phie et d’écriture (travaux pub­liés dans Poet­ry in Per­for­mance NYC Uni­ver­si­ty) , Ses poèmes (dont cer­tains ont été traduits et pub­liés dans une dizaine de langues) en recueils ou dans des antholo­gies se trou­vent aus­si en ligne et dans divers­es revues, et elle a elle-même traduit et présen­té des auteurs du monde entier. Par­al­lèle­ment à l’écri­t­ure, elle s’in­téresse à la pho­togra­phie, et col­la­bore avec des artistes, plas­ti­ciens et musi­ciens. Site : Minotaur/A, http://minotaura.unblog.fr * pub­li­ca­tions récentes : Son Corps d’om­bre, avec des col­lages de Ghis­laine Lejard, éd. Zin­zo­line, mai 2021 La Noyée d’On­a­gawa, éd. Jacques André, févri­er 2020 (1er prix Quai en poésie, 2021) Sable, pho­tos et gravures de Wan­da Mihuleac, éd. Bilingue français-alle­mand par Eva-Maria Berg, éd. Tran­signum, mars 2019 (NISIP, édi­tion bilingue français-roumain, tra­duc­tion de Sonia Elvire­anu, éd. Ars Lon­ga, 2019) Memo­ria viva delle pieghe, ed. bilingue, trad. de l’autrice, ed. PVST. Mars 2019 (pre­mio A.S.A.S 2021 — asso­ci­azione sicil­iana arte e scien­za) Mémoire vive des replis, texte et pho­tos de l’auteure, éd. Pourquoi viens-tu si tard – novem­bre 2018 L’Anneau de Chill­i­da, Ate­lier du Grand Tétras, mars 2018 (man­u­scrit lau­réat du Prix Lit­téraire Naji Naa­man 2017) Le Silence tinte comme l’angélus d’un vil­lage englouti, éd. Imprévues, mars 2017 La Dernière Oeu­vre de Phidias, suivi de L’In­ven­tion de l’ab­sence, Jacques André édi­teur, mars 2017. Aeonde, éd. La Porte, mars 2017 La dernière œuvre de Phidias – 453ème Encres vives, avril 2016 Labyrinthe des Nuits, suite poé­tique – Recours au Poème édi­teurs, mars 2015 Ouvrages col­lec­tifs — Antolo­gia Par­ma, Omag­gio in ver­si, Bertoni ed. 2021 — Mains, avec Chris­tine Durif-Bruck­ert, Daniel Rég­nier-Roux et les pho­tos de Pas­cal Durif, éd. du Petit Véhicule, juin 2021 — “Re-Cer­vo”, in Trans­es, ouvrage col­lec­tif sous la direc­tion de Chris­tine Durif-Bruck­ert, éd. Clas­siques Gar­nier, 2021 -Je dis désirS, textes rassem­blés par Mar­i­lyne Bertonci­ni et Franck Berthoux, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? Mars 2021 — Voix de femmes, éd. Pli­may, 2020 — Le Courage des vivants, antholo­gie, Jacques André édi­teur, mars 2020 — Sidér­er le silence, antholo­gie sur l’exil – édi­tions Hen­ry, 5 novem­bre 2018 — L’Esprit des arbres, édi­tions « Pourquoi viens-tu si tard » — à paraître, novem­bre 2018 — L’eau entre nos doigts, Antholo­gie sur l’eau, édi­tions Hen­ry, mai 2018 — Trans-Tzara-Dada – L’Homme Approx­i­matif , 2016 — Antholo­gie du haiku en France, sous la direc­tion de Jean Antoni­ni, édi­tions Aleas, Lyon, 2003 Tra­duc­tions de recueils de poésie — Aujour­d’hui j’embrasse un arbre, de Gio­van­na Iorio, éd. Imprévues, juil­let 2021 — Soleil hési­tant, de Gili Haimovich, éd. Jacques André , avril 2021 — Un Instant d’é­ter­nité, Nel­lo Spazio d’un istante, Anne-Marie Zuc­chel­li (tra­duc­tion en ital­ien) éd ; PVST, octo­bre 2020 — Labir­in­to delle Not­ti (ined­i­to — nom­iné au Con­cor­so Nazionale Luciano Ser­ra, Ital­ie, sep­tem­bre 2019) — Tony’s blues, de Bar­ry Wal­len­stein, avec des gravures d’Hélène Baut­tista, éd. Pourquoi viens-tu si tard ?, mars 2020 — Instan­ta­nés, d‘Eva-Maria Berg, traduit avec l’auteure, édi­tions Imprévues, 2018 — Ennu­age-moi, a bilin­gual col­lec­tion , de Car­ol Jenk­ins, tra­duc­tion Mar­i­lyne Bertonci­ni, Riv­er road Poet­ry Series, 2016 — Ear­ly in the Morn­ing, Tôt le matin, de Peter Boyle, Mar­i­lyne Bertonci­ni & alii. Recours au Poème édi­tions, 2015 — Livre des sept vies, Ming Di, Recours au Poème édi­tions, 2015 — His­toire de Famille, Ming Di, édi­tions Tran­signum, avec des illus­tra­tions de Wan­da Mihuleac, juin 2015 — Rain­bow Snake, Ser­pent Arc-en-ciel, de Mar­tin Har­ri­son Recours au Poème édi­tions, 2015 — Secan­je Svile, Mémoire de Soie, de Tan­ja Kragu­je­vic, édi­tion trilingue, Beograd 2015 — Tony’s Blues de Bar­ry Wal­len­stein, Recours au Poème édi­tions, 2014 Livres d’artistes (extraits) La Petite Rose de rien, avec les pein­tures d’Isol­de Wavrin, « Bande d’artiste », Ger­main Roesch ed. Aeonde, livre unique de Mari­no Ros­set­ti, 2018 Æncre de Chine, in col­lec­tion Livres Ardois­es de Wan­da Mihuleac, 2016 Pen­sées d’Eury­dice, avec les dessins de Pierre Rosin : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-pierre-rosin/ Île, livre pau­vre avec un col­lage de Ghis­laine Lejard (2016) Pae­sine, poème , sur un col­lage de Ghis­laine Lejard (2016) Villes en chantier, Livre unique par Anne Poupard (2015) A Fleur d’é­tang, livre-objet avec Brigitte Marcer­ou (2015) Genèse du lan­gage, livre unique, avec Brigitte Marcer­ou (2015) Dae­mon Fail­ure deliv­ery, Livre d’artiste, avec les burins de Dominique Crog­nier, artiste graveuse d’Amiens – 2013. Col­lab­o­ra­tions artis­tiques visuelles ou sonores (extraits) — Damna­tion Memo­ri­ae, la Damna­tion de l’ou­bli, lec­ture-per­for­mance mise en musique par Damien Char­ron, présen­tée pour la pre­mière fois le 6 mars 2020 avec le sax­o­phon­iste David di Bet­ta, à l’am­bas­sade de Roumanie, à Paris. — Sable, per­for­mance, avec Wan­da Mihuleac, 2019 Galerie Racine, Paris et galerie Depar­dieu, Nice. — L’En­vers de la Riv­iera mis en musique par le com­pos­i­teur Man­soor Mani Hos­sei­ni, pour FESTRAD, fes­ti­val Fran­co-anglais de poésie juin 2016 : « The Far Side of the Riv­er » — Per­for­mance chan­tée et dan­sée Sodade au print­emps des poètes Vil­la 111 à Ivry : sur un poème de Mar­i­lyne Bertonci­ni, « L’homme approx­i­matif », décor voile peint et dess­iné, 6 x3 m par Emi­ly Wal­ck­er : L’Envers de la Riv­iera mis en image par la vidéaste Clé­mence Pogu – Festrad juin 2016 sous le titre « Proche Ban­lieue» Là où trem­blent encore des ombres d’un vert ten­dre – Toile sonore de Sophie Bras­sard : http://www.toilesonore.com/#!marilyne-bertoncini/uknyf La Rouille du temps, poèmes et tableaux tex­tiles de Bérénice Mollet(2015) – en par­tie pub­liés sur la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-berenice-mollet/ Pré­faces Appel du large par Rome Deguer­gue, chez Alcy­one – 2016 Erra­tiques, d’ Angèle Casano­va, éd. Pourquoi viens-tu si tard, sep­tem­bre 2018 L’esprit des arbres, antholo­gie, éd. Pourquoi viens-tu si tard, novem­bre 2018 Chant de plein ciel, antholo­gie de poésie québé­coise, PVST et Recours au Poème, 2019 Une brèche dans l’eau, d’E­va-Maria Berg, éd. PVST, 2020 Soleil hési­tant, de Gili Haimovich, ed Jacques André, 2021 Un Souf­fle de vie, de Clau­dine Ross, ed. Pro­lé­gomènes, 2021

Notes[+]