Une flamme – c’est la première idée qui m’est venue quand j’ai rencontré Chiara Mulas. Née en 1972 à Gavoi Sardaigne-Italie, diplômée à l’académie des Beaux-arts de Bologne, elle est parmi les plus représentatives et inventives de l’art-action du XXI siècle, et présente en ouverture des Journées Poët-Poët, le seul festival international de Poésie des Alpes Maritimes, qui s’est déroulé du 19 au 27 mars.
Un flamme brune aux yeux immenses – profonds et vifs, chaleureux, et interrogateurs. Une flamme vêtue de noir comme un signe calligraphique – menue dans la grande salle où sont exposés les autoportraits de son travail de confinement : CORONAMASK.
Des portraits un peu plus grands que nature, où son visage est caché/montré sous des assemblages d’objets hétéroclites, composant des sortes d’allégories en écho aux événements de chaque jour – des fleurs, des oiseaux, des objets du quotidien – une série intrigante, dont parle fort bien Serge Pey dans le livre qui lui est consacré. Des masques tendres, cruels, ironiques, qui détournent le sens et l’usage. Un geste qu’ont bien compris les enfants qui, la veille, ont participé avec elle à l’atelier de création qu’elle animait. L’un d’eux, dit-elle, avait apporté des balles de fusil de son père – et il avait écrit le mot PAIX sur son masque en les utilisant.
Corona mask, de Chiara Mulas
chez maelstrÖm reEvolution,
présentation de Serge Pey
Chiara Mulas présente pour le vernissage de cette exposition un hommage à Pier Paolo Pasolini, dont c’est très précisément la date anniversaire : 1920–2022 : sur une bande son composée de musiques traditionnelles s’avance en robe blanche comme un aube celle que je voudrais nommer officiante, tant est solennelle et ritualisée la performance.
Cette robe affiche le visage répété de Pasolini comme un tablier qui la recouvre, et Chiara impassible porte dans sa bouche une rose. A son poignet, un bracelet comme en portent les couturières, avec un coussin rouge hérissé d’épingles, qu’elle saisit une à une d’un geste hiératique, pour accrocher sur les bouches du poète les pétales qu’elle arrache à la rose qu’elle tient dans sa bouche. Les gestes sont lents, amples et emplis de respect. Les derniers pétales sont posés sur les yeux de Pasolini, clos eux aussi, et l’officiante quitte la robe comme on sort d’une chrysalide, réapparaît en signe noir, et berce ce corps absent contenu dans la dépouille aux visages du poète – exovie qu’elle vient de quitter, en chantant une rauque mélodie – une « ninanana » sarde réservée aux naissances et aux morts…
Chiara Mulas, “ex voto pour Pier Paolo Pasolini”, La Gaude, 5 mars 2022, Les Journées Poët-Poët
Voici les mots qu’elle a bien voulu confier à Recours au Poème pour parler de son art :
Je suis à la base une artiste plasticienne et aussi une ouvrière. Je me suis formée à l’Académie des Beaux Arts de Bologna en Italie où je travaillais dans une usine.
Mon ancien professeur d’art plastique de l’époque avait débuté son premier cours en disant : ce n’est pas l’Académie qui fera de vous des artistes! Il avait raison car le chemin de l’art est avant tout un parcours intérieur, une expérience avec le sacré, qui dialogue à la fois avec l’invisible et la réalité du monde avec toute sa complexité.
Dans mon travail j’aime mélanger différents média : vidéo, photo, installation, dessin, enregistrement sonores et plus rarement du texte.
Dans mon parcours, la rencontre avec Serge Pey avec lequel je partage ma vie personnelle l’Art e la Poésie-Action, est fondamentale. Mon travail avec Serge est un poème dont l’espace de réalisation est écrit à deux main. Ensemble nous mettons en place des rituels, dans lesquels le mots, les images , les actes permettent d’écrire un autre poème qui s’échappe de la page blanche. C’est un dialogue permanent avec l’invisible du poème, qui se nourrit de la réalité qui nous entoure, même si celle ci n’est pas toujours un poème.
Extraire la poésie du quotidien pour la faire exister en tant que poème c’est un acte nécessaire pour mettre sur un autre plan la réalité de notre monde.
Mes « performances » sont des poèmes en action qui parlent au monde, qui le questionnent, qui le dénoncent. Parfois le choquent, parfois l’enchantent, souvent servent à le faire comprendre d’une autre manière en déplaçant le point de vue.
Dans mon travail certains thèmes de dénonciation sociale reviennent plus souvent, par exemple le corps de la femme au centre des conflits, la femme et la religion, le corps de la femme en tant que corps politique etc.. Je mets aussi en avant toute mon indignation face au traitement des sujets les plus démunis, fragiles et stigmatisés au sein de notre société dite moderne en lui rendant hommage. Nous sommes confrontés au quotidien à toute sorte d’injustices sociales, au racisme, à la violence, à l’exclusion. Face à la folie de ce monde malade, le devoir de l’ artiste est aussi de donner voix aux invisibles et aux oubliés. Une autre thématique centrale de mon travail en lien avec la poésie, est celle des rituels liés à la mort. Mon point de départ est toujours la culture sarde à travers laquelle je parle au monde, comme dans le sacrifice des vieux, la « Faida » et l’euthanasie rituelle. Ces deux dernières étroitement liées à la poésie, avec les femmes qui improvisent les chants pendant les cérémonies funèbres. Il faut aussi dire que en Sardaigne le poème accompagne chaque instant de la vie, de la naissance, à la vie quotidienne, les fêtes et la mort.
Je suis née en Sardaigne, une île au centre de la Méditerranée.
Cette magnifique terre, conserve encore aujourd’hui ses traditions anciennes liées à sa position géographique, sa conformation géologique et son histoire entre domination et résistance face aux peuples envahisseurs qui se sont succédés au fil des siècles.
Sa condition insulaire a forgé le caractère de ses habitants, confrontés à un territoire parfois âpre et montagneux, dur à cultiver surtout dans le centre de l’île, nommé la Barbagia, où seulement l’élevage des chèvres et des moutons était possible. C’est donc cette culture agro-pastorale qui a bercé et nourri mon imaginaire, fait de mythes ancestraux, de médecine populaire, de superstitions, de traditions et coutumes entremêlés de religion catholique et animisme, dans un syncrétisme magique mystérieux et riche de sagesse populaire.
C’est dans ce contexte géographique et culturel que je puise mes idées pour créer mes performances, mes vidéos, mes tableau vivants, et mes oeuvres plastiques.
Je plonge les mains aiguës de ma modernité dans la culture sarde et je la mets en relation avec la réalité du monde contemporain, pour établir un dialogue qui contient un message universel.
La forte relation avec la nature qui est particulièrement présente dans mes vidéos, est étroitement liée à ma géographie natale. Je suis très attachée à ma terre et sa culture, c’est comme une valise intérieure invisible que je porte partout sur mon chemin de vie.
Les peuples des « périphéries » du monde ont beaucoup à nous apprendre, surtout aujourd’hui en pleine globalisation, où il faut retrouver le chemin de la singularité et de l’authenticité et bien d’autres valeurs perdus, que je retrouve encore dans la culture sarde qui essaye de résister face au bouleversement du monde moderne.
Mettre un poème en action est pour moi une façon d’exprimer l’urgence de dire. Oui : de dire, mais en images, comme une phrase écrite sous forme de rébus. Le mystère et l’énigme d’une action sans texte, interroge et au même temps offre une multitude de clefs de lecture à celui qui la regarde.
C’est toujours un dialogue avec l’inconnu.
La poésie d’action me permet de réunir en un seul temps-espace plusieurs fragments de mon univers. Je travaille souvent sous forme de rituel, dans lequel une certaine ligne esthétique et unité de couleurs sont présents. Par exemple le choix du noir, du blanc et du rouge ou l’élection de certains objets que j’utilise de manière différente selon l’intention.
Un poème d’action nécessite certains « ingrédients » avant d’être mangé. J’aime bien la formule de la recette de cuisine, car le travail d’artiste comporte aussi une partie artisanale, faite à la main.
Les « ingrédients » que j’utilise dans mon travail d’action et aussi plastique, sont souvent issus du quotidien ou d’un magasin de bricolage, bien sur d’un fleuriste..! J’aime détourner les objets en les faisant exploser de sens, c’est là que quelque chose d’inattendu peut intervenir et c’est magique.
La poésie d’action génère une autre vision du monde et dévoile le sens caché des choses.
C’est l’éclatement d’un morceau de réalité qui soudain produit du sens, là ou ne l’attends pas. La poésie d’action doit être toujours un art critique, qui permet de montrer la beauté du monde et aussi sa monstruosité, à l’image de l’être humain.
Dans la série CoronaMask, j’ai procédé de la même façon. Face à cette situation inédite qui a bousculé le monde entier, j’ai ressenti l’urgence de dire à ma manière, toute mon indignation vis à vis de la gestion politique et sanitaire catastrophique.
Suite à la décision d’un premier confinement et à la pénurie de masques de protection, j’étais tellement furieuse et désemparée que j’ai décroché du mur mon masque traditionnel sarde de « Su Boe » et je l’ai endossé en prononçant la phrase « pas de masques en pharmacie? pas de souci!.. ».
Ensuite cette phrase est devenue le leitmotiv qui a accompagné les 56 jours du confinement qui ont suivi, un masque par jour réalisé dans l’espace réduit des toilettes, avec les objets diverses et varié présentes dans mon appartement. Dans cette situation anxiogène, bombardée d’info contradictoires et trompeuses où tout le monde est devenu « l’expert » sauf les vrais scientifiques, j’ai détourné tous les objets à ma disposition en réalisant un dialogue critique avec l’hystérie des information toxiques de tous les jours. Mon corps en première ligne comme support pour donner voix à ces masques indignés comme des drapeaux politiques. Ce travail en forme d’autoportrait ou de selfie a voyagé sur FB, soutenu par des centaines de personnes qui l’ont suivi au quotidien, a été publié aux éditions Maelström ReEvolution.
Je suis du côté de Guy Debord, d’Artaud, de l’Actionnisme Viennois, du Living Théâtre, de Pasolini..J’aime le travail de Ana Mendieta, Chris Burden, Regina José Galindo, Piotr Pavlenski, Gina Pane, Joseph Beuys etc..pour en citer quelques uns.
Face à la violence du monde, mon travail s’inscrit dans un espace rituel et convoque une violence symbolique comme un exorcisme, une guérison, une réparation.
J’invente à chaque fois un dispositif d’offrande ou de sacrifice pour dévoiler la face cachée des choses. Pour inventer cette langue qui m’est propre je dois avant tout l’arracher, comme dans l’hommage au mythe de Philomèle. Dans mon art je mêle les pratiques artistiques et cérémonielles archaïques de mon peuple à une nouvelle modernité que j’invente.
Quand je filme mon copain berger en Sardaigne, qui tue et écorce l’agneau de Pâque pour rendre hommage à Pier Paolo Pasolini, c’est pour parler d’un Christ parmi tous les Christ du monde.
Quand je berce un agneau piqué de seringues, j’évoque l’Agnus Dei de Zurbaran mais aussi le bouc émissaire des douleurs de notre monde. L’agneau écorcé est l’homme contemporain torturé et avili qui, comme dans le passé, porte le témoignage de notre souffrance.
.
“ex voto pour Pasolini”, La Gaude, mars 2022
“Agnus Day”, Villasor, Sardaigne, 2009
J’ai réalisé cette action pour célébrer le texte théorique « La Langue Arrachée » de Serge Pey.
Le mythe de Philomèle est pour Serge, le mythe constitutif de sa thèse sur l’histoire de la poésie dans laquelle il parle de sacrifice du langage. La notion de sacrifice est bien présente à plusieurs niveaux dans cette légende dramatique, rapportée par les auteurs grecs.
Dans sa thèse, Serge mets en avant plusieurs convergences expliquant les relations complexes entre écriture et réalité.
Dans mon action j’ai reconstitué l’histoire de Philomèle avec des gestes, des objets et des images qui évoquent toute la symbolique du mythe.
Quand je fais une action, ce n’est pas moi qui est en « scène », c’est une autre moi. Je suis toujours dans un état « autre » qui demande une grande concentration. je suis présente tout en étant absente car je me trouve dans un espace sacré qui est celui du rituel. Dans cet espace, la notion du temps, les gestes et tout ce qui m’entoure y compris les spectateurs, sont « suspendus », tout en laissant l’ouverture à l’accident, à l’imprévu, qui peut surgir à tout moment.
La violence tranquille que tu évoques est celle de Philomèle, mais aussi celle du cri de Dada après le massacre de la Première guerre Mondiale, c’est le cri d’une gueule cassé qui ne peut proférer un mot.
L’humanité est malade. Il suffit d’observer ce qui se passe ces derniers temps, sans vouloir retracer l’histoire de l’homme depuis sa préhistoire, entre la pandémie, la guerre et pas seulement celle en Ukraine, et la barbarie qui s’étend au monde entier. Nous sommes en train de perdre notre humanité, confrontés à la monstruosité du monde que nous avons engendré. La pulsion de mort est très forte et nous sommes tous en quête du sens et de spiritualité. L’art comme le poème appartiennent à un espace sacré qui n’a rien à voir avec le religieux mais plutôt avec l’animisme. C’est ce lien perdu avec la nature qui peut nous réconforter. Je pense que oui, nous avons la possibilité d’un recours à l’art et au poème en tant que forces réparatrices et de guérison. Si nous avons perdu la boussole, le poème va nous indiquer le chemin.
Ce chemin qu’indique la “poésie-boussole,” c’est peut-être cette photo qui l’illustre le mieux : cette rencontre autour du corps absent du poète, l’échange amoureux de deux enfants porteurs de l’avenir du verbe et du monde,
avec ma gratitude à Chiara Mulas pour ses réponses et sa patience.
découvrir Chiara Mullas sur son site : http://chiaramulas.fr/#Home
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- Un regard sur la poésie anglaise actuelle (1) - 9 mai 2014