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Trois poètes et leurs territoires : 2 — Marien Guillé, poète de proximité

Voici comment se présente la prochaine action poétique de Marien Guillé, poète itinérant, empruntant à pied des itinéraires de proximité géographique (ou affective) que nous vous invitons à accompagner dans les lignes qui suivent   :

« Le 2 mai prochain, grolles aux pieds, sac sur le dos, poèmes au bord des lèvres, ce sera le départ de « La Provence à Pied - deuxième édition - marche poétique de village en village ». Comme il y a trois ans, le poète de proximité repart sur les routes de la région pour une tournée pédestre !

Chaque jour, marcher d’un village à un autre, aller à la rencontre de ceux qui vivent dans les lieux traversés, réaliser des actes poétiques au fil du chemin, faire une halte dans un village différent chaque soir, proposer une Veillée Vagabonde, ouverte à la participation de chacun, avec les habitants, les curieux, les passants, les voisins, les amis…pour échanger autour de la marche, de l’itinérance, du voyage, de l’ici et de l’ailleurs, du proche et du lointain.

Bref, être là, vivant, ensemble, chez l’habitant, dans un jardin, une librairie, un café, un parc, une grange, en plein air, sur une place au bord de la fontaine… un moment suspendu pour se rencontrer, se découvrir, se donner des nouvelles de la vie. »

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Marien , peux-tu expliquer la façon dont tu procèdes, les  liens qui s'établissent entre les déplacements et l'écrire - comment ça s'organise, comment tu prends note, comment tu projettes... : 
L'écriture vient pas à pas. Les mots avancent en même temps que moi. Un pied après l'autre. Un pied devant l'autre. Un pied avec l'autre.
Des épines de pin tombent au gré des vents sur les chemins, pareillement les mots tombent sur la feuille. Je m'arrête souvent pour écrire. Ou parfois j'écris avec ma bouche. Je dis à voix haute. Je parle aux arbres et à la terre. Aux oiseaux. J'écris pour eux dans l'air des mots invisibles. Parfois je retiens par coeur ce que je dis, parfois je l'enregistre pour le recopier le soir. Parfois je sors le carnet et j'écris en regardant autour, en regardant ce qui bouge et ce qui reste sans mouvement. Le furtif et l'immobile.
Chaque jour, les notes s'accumulent et forment comme un long poème qui file comme un TGV à travers ses journées lentes. La lecture de ces notes additionnées est chaque jour plus conséquente et tente de rendre compte de la traversée en extra-rapide en s'arrêtant sur des sensations longues comme sur des détails ponctuels. Dire aussi les paysages, nommer les lieux, parfois les renommer ou les baptiser, parler des rencontres, des personnes retrouvées sur le chemin et qui accueillent le marcheur. Prendre le temps d'aller à pied vers quelqu'un provoque nécessairement une rencontre particulière, un espace-temps unique où des temporalités différentes se frôlent, se tricotent.
Dire un peu de leur vie, de leur nid, de leur quotidien. C'est comme si on marchait deux fois : sur le chemin le jour et aussi le soir par la parole partagée et sur le papier qui saisit des instants du chemin, le prolonge avec le stylo.
C'est faire corps avec la présence/le retrait que demande la marche et la présence/le surgissement qu'implique la rencontre
Comment t’est venu la nécessité de marcher ?
Mon rêve de marche a commencé quand j'ai appris que j'avais un père qui venait de loin.
Une manière de rejoindre le lointain et l'invisible. D'aller ailleurs comme au fond de moi.
Deux phrases importantes pour moi : Bobin dit "Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles" et Segalen (à peu près) : "ces voyages au bout du monde qui ne sont que des voyages au fond de soi"
Ma partie indienne, je l’ai découverte véritablement en 2015 mais Mon père restera toujours un silence dans ma vie. Un silence tellement criant que j’en ai fait un spectacle, ça s’appelle IMPORT EXPORT :
J’ai 13 ans. Je regarde la télé. Ma mère est à côté, elle est en train de repasser le linge. C’était sûrement l’été, il faisait chaud.
A un moment, ma mère pose le fer à repasser, elle s’approche de moi, elle me serre contre elle et elle me dit :  Marien, j’ai fait des recherches sur internet pour retrouver ton papa, en Inde. Ça fait 9 ans que ton papa est décédé, Marien, il est mort. Mais sa famille, elle vit encore à Jaipur, et ils seraient très heureux de te rencontrer si tu voulais aller les voir. Sur le coup, je n’arrive pas à ressentir quoi que ce soit, ni de la tristesse, ni de la joie. J’ai 13 ans. Je suis un ado tout ce qu’il y a de plus insensible et banal. Je ne réponds rien à ma mère. Mon quotidien, à cette période, bascule progressivement des jeux vidéo vers l’écriture et le théâtre, c’est un moment charnière. Je laisse tomber Tintin, j’éteins la télévision, je vais dans ma chambre, je pense à tout ça et je me dis : « un jour, j’irai en Inde rencontrer ma famille et ce sera mon pèlerinage intime, et comme tout pèlerinage, je le ferai à pied ». Ouais, Je savais qu’un jour j’irai en inde, mais je pensais que j’irai à pied ! Je me voyais partir de Provence, j’aurais longé la Côte d’Azur, Nice, Monaco, Menton, hop, traverser l’Italie vers le nord-est, la Slovénie, un bout de Croatie au nord de Zagreb, la Hongrie, paf l’Ukraine, tout du long, un bout de la Russie entre la mer noire et la mer caspienne, Kazasthan –l’Ouzbékistan Samarkand, la ville mythique, et puis l’Afghanistan (bon, là, j’avais promis à ma maman de prendre un bus au cas où, ou un avion, plutôt, je ne sais plus ce qui l’a rassuré), le Tadjikistan là ça grimpe, y’a les montagnes du Pamir et corridor de Wakhan, et arriver au Cachemire, mais c’est la guerre aussi là-bas alors…bref, ma foi le pakistan, dont venait la famille avant la partition de l’inde en 1947, passer la frontière à travers le désert du Thar, en dromadaire si c’était trop dur, arriver en inde directement dans le Rajasthan, ou par le Panjab, et enfin, Bîkaner, Ajmer, Jaipur…Jaipur ville de mon père, ça paraissait simple, facile à organiser, limpide. Durant des années, j’ai rêvé d’y aller à pied car c’est quand je marche que je suis capable de voir vraiment les choses comme elles sont. Leur véritable chair. Je vois avec mes pieds, pas avec mes yeux. Mes yeux sont infirmes. Mes pieds sont clairvoyants. Je ne savais pas encore que la marche allait devenir si importante dans ma vie et devenir quelque chose d’initiatique. 
Partir à pied, c’était une manière de prendre le temps de me préparer intérieurement, une manière d’avancer lentement vers le but afin de ressentir au fur et à mesure les changements de cultures et d’état d’esprit, une manière de vivre pas à pas le chemin à la seule force de mon corps, et de ralentir le choc temporel des voyages en avion. Les avions, ça nous fait pas voyager. Ça nous déplace. Mais notre corps ne bouge pas lui, on lui demande même de rester sur son siège, de l’attacher, de remonter la tablette et de savoir activer le masque à oxygène. J’aurais voulu atteindre ma destination par un voyage où mon corps n’aurait pas été seulement déplacé, mais serait resté son propre moteur,
C’est marrant ça, c’est comme si apprendre la mort de mon père, ça m’avait donné envie de marcher, alors qu’avant, la marche, c’était plutôt la punition, la balade qui prolongeait le repas de famille du dimanche, qui retardait toujours le moment de rentrer à la maison.
Bon, Gougeul Mapsss estimait le trajet à environ… 1595 heures de route, 67 jours, sans les pauses, 7842 kilomètres. Ce n’était pas un voyage à faire tout de suite. Je ne pouvais pas à 13 ans partir en Inde à pied, alors au lieu de ça, je suis allé à pied partout où je devais aller. Comme si tous les pas que je ne pouvais pas faire jusqu’en Inde, j’allais les additionner. J’allais faire tous ces kilomètres impossibles à l’intérieur de moi. 
Et je suis devenu complètement drogué de la marche, du fait d’aller quelque part à pied ! A 16 ans, j’aurais pu commencer à apprendre à conduire, j’aurais pu passer le permis, mais non, je voulais continuer à marcher, du moins à faire de chaque déplacement, même de quelques kilomètres, un vrai voyage, à pied, en train, en bus… écrire des poèmes en regardant les paysages, me perdre, trouver une manière chaque fois nouvelle d’atteindre l’endroit où je devais me rendre, pour faire de chaque déplacement,! c’était comme un jeu

restitution publique d'un carnet de voyage à La Ciotat (dessin de Lysey)

Tu tiens lors de ces itinérances, des carnets de voyage dont la lecture  publique est un geste artistique en lui-même – tel que j’avais pu en profiter dans le jardin de Béatrice Machet, où nous étions rencontrés au retour d’une de tes errances…
Pas de meilleure réponse qu'un extrait d'un carnet de voyage : 
Bientôt plus qu'une semaine avant le retour à Marseille !
La pluie continue à me poursuivre, les pas à s'additionner, les visages, les villages, les paysages, tout semble sourire, malgré tout, dans le tumulte climatique de ce mois de mai. La terre accueille la pluie comme une promesse tardivement exaucée, une caresse méritée après tant de mois sans eau. Les sentiers ont l'odeur du temps qui renaît, du printemps qui éclate, du jour qui se tient debout dans la ferveur d'un été proche. Mes chaussures sont pleines de boue et de brindilles, elles se colorent des kilomètres abattus et se nettoient chaque matin dans la rosée fraîche qui éclabousse entre les lacets.
Le passage du Lubéron a été formidable, puis la montée jusqu'à Banon, plus haut point du parcours, avant de redescendre encore deux jours à Reillanne profiter des rencontres et des douceurs d'un village vif et généreux. Manosque avec Mathieu, journée formidable à trouver son chemin dans la garrigue, entre les ruisseaux ensoleillés et les cerises prêtes à mûrir. Le plateau de Valensole et son horizontalité étendue à l'infini. Ce renard dans un champ de coquelicots. Les poèmes qui s'écrivent en chemin. La pluie, encore. Le vert éclatant des éclaircies. Les amis qui viennent passer la pentecôte en chemin. L'arrivée dans le Verdon en petite troupe joyeuse. Artignosc, sa fête du pain, son auberge, son lac glacé qui accueille nos corps harassés. Rafa, Myriam, Marion, Mike, Thelma, Patrick, Cathy, Carole, Dorothée, Boris, Hiram, Amália, Laurent, Annabelle, Mathieu... paroles et gestes fraternels partagés dans l'inestimable présence d'un weekend entre nous, que personne ne pourra dérober, coquelicots sur les oreilles, on a le coeur à chanter dans les buissons !
Puis repartir, sous le pluie encore, marcher, marcher. La Provence Verte, désormais, ces océans de vigne et ces bâtisses de pierre qui offrent le repos. Ces poèmes partagés dans la chaleur d'un foyer. L'accueil. L'accueil de ce qui vit, de ce qui va, de ce qui vient. De ce qui tombe de l'arbre, du ciel, du cœur. De la tête au pied. Les journées s'inventent au fil des pas, s'effondrent joyeusement et renaissent sans crier gare. "Attention, chute de joie sur 170 kilomètres. Restez sur votre voie". Les voisins vigilants n'ont qu'à bien se tenir : s'ils ne prêtent pas suffisamment attention, un poème risque de leur tomber dessus, sans prévenir. Espérons qu'ils auront la main ouverte et le cœur vaillant.
Ce matin, le silence était sans pareil. Les mots sont comme les cerises. Mûrir demande du temps, de l'eau et de la lumière. S'abreuver est une histoire sans fin, nos lèvres ont soif. J'étais assis sur le chemin et j'attendais bientôt que mon corps passe devant moi. En joignant nos pas, le soir avait la couleur de nos yeux. Plonger dedans réclame encore son lot d'ignorance.
Marcher, ça remet les idées en place, ça réveille un corps endormi, ça traque la petite bête qui grignote le temps et nos audaces. Mettre un pied devant l'autre. Et rien de plus.
Est-ce que je suis heureux de marcher, d'être là ? Je ne me le demande pas... la réponse est déjà là, avant la question.
Ce n'est pas d'avancer qui est difficile, c'est de s'arrêter.