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Enesa Mahmic, poète bosniaque

 

Traduction et présentation  : Marilyne Bertoncini

Née en 1989, Enesa Mahmic a publié 4 recueils de poésie, et ses poèmes figurent dans diverses anthologies dont les titres indiquent son implication féministe : Social Justice and Intersectional Feminism, Université de Victoria, (Canada), ou Queen Global voices of 21st century female poets (India) ainsi que son engagement humanitaire et politique : We refugees (Australie ») ou Writing Politics and Knowledge production (Ireland).

Ecrivain voyageur, ses poèmes évoquent les lieux qu’elle visite avec empathie, dégageant de chacun ce qui transcende tout aspect anecdotique ou touristique : les voyages sont occasion de rencontres et de dévoilement des souffrances et des possibilités de résilience par la fraternité. Et si la poésie n’avait qu’une raison d’être, ce pourrait être ce message.  

 

Les lavandières du Gange

 

J'avais longtemps marché, jusqu'au pont d'Haridwar

Il n'y avait aucun bruit sinon le murmure de l'eau

Et les voix assourdies des lavandières

Soudain

J'eus l'impression de couler au même rythme que l'eau

Et que l'eau s'écoulait à travers tout mon être

 

Alors

Les lavandières éteignirent leurs lanternes

L'eau devint noire et huileuse

Kali - toute la vie dans le cycle de la lumière et des ténèbres

 

 

*

 

 

Ce que Tanja m'a raconté

 

Urbi et Orbi

Je suis une femme fatiguée

Fatiguée des amants de passage

Le premier déchira un morceau de mon coeur

Un second détruisit mon foie

Le troisième vida mon compte en banque

Quand le quatrième arriva je fermai toutes les portes

Je ne le laisserai pas m'approcher

Les expériences nous forment

Mon chéri

 

À Gori

J'ai visité le musée de Staline

Dans sa jeunesse il écrivait des poèmes d'amour

Le poète se tranforme facilementen tueur

Et le tueur en poète

Leçon d'écriture créative, disent-ils

Ils rassemblent les prisonniers, leur donnent du papier, pour les aider

Ils font de même dans les hôpitaux psychiatriques

C'est ainsi que naît la meilleure poésie

Ecorchant

Chair et sang.

 

 

*

 

 

Déjeuner du dimanche en exil

 

Nous ne parlions jamais de nos souffrances.

Nous enseignions à nos enfants la patience

Le subir en silence

Nos maîtres disaient:

“Les soucis inutiles détournent de la gloire divine”

Alors nous mangions les miettes de leur table.

Sans nous plaindre

Nous nous convainquions :”Je vais bien. Tout va bien.”

 

Demain sera de même

La même discrimination se perpétue

Les mêmes douleurs

L'assistante sociale me rappellera

Que je ne suis qu'un numéro dans le système

Je chercherai encore

Un moyen de tout quitter

Pour une autre ville, un autre pays peut-être.

Je me bercerai d'y trouver une illusion d'amour,

de compréhension,de pardon.

Mais au plus profond de mon coeur je sais

Que les immigrants n'ont pas de pays.

 

 

*

 

 

Départ

 

Quand je partis, le matin était brumeux

Des visages blêmes d'insomnie

chancelaient vers les bureaux, les écoles et les banques.

Des chats miaulaient sur les toits

Un vieillard voûté ramassait des feuilles

Rien ne pouvait modifier l'ordre immuabledes choses

Ni réveiller la foule endormie

Masi j'avançais comme si c'était possible

 

Je marchai longtemps :

Masques et pièges déjoués

Pieds blessés

Le sol habitué au pas des conquérants

ne supporte pas une foulée légère.

Les démons du passé de leur doigts noueux m'étranglaient

Crois moi

Il y en avait de toute sortes.

Il y en avait d'innocents qui se flagellaient trop

Parlant ironiquement parce qu'on ne les acceptait pas.

Il y avait des mauvais, des pervers, des idiots

Mais sourtout des solitaires.

Il fallait s'adapter, s'arranger, plier l'échine, perdre sa forme.

La voix de la radio répétait:

Peuples. Volonté solidaire. Individu. Force.

Les mots tombaient comme des oiseaux morts.

 

J'allais bien loin

Sous le ciel lugubre

Avant que mon être ne réclame : Chez moi !