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Fil de lecture de Marilyne Bertoncini : autour de Dominique CHIPOT

 

 René Maublanc, Le haïku des années folles

 

Il faut rendre hommage à l'inlassable activité de diffusion et de vulgarisation menée par Dominique Chipot - haïjin, historien du haïku en France, et auteur de plusieurs essais, recueils personnels, et anthologies. Fondateur de l'association pour la promotion du haïku1 , il anime sans relâche conférences, ateliers, expositions - et dirige Ploc! la lettre du haïku2, fondée en 2007. Egalement passionné de photographie, il marie photo et haïku dans des oeuvres originales qu'il expose depuis 2004. Quelques-une de ses oeuvres ont été présentées au Japon (patrie du haïku), en 2007, lors d'expositions à Tokyo et dans les environs de Nagano.

 

Dans ce livre, consacré à René Maublanc, le biographe tente de réparer l'oubli dans lequel est tombé ce premier vulgarisateur du haïku en France. Il retrace, dans une première partie, la vie littéraire et politique de ce bourgeois nantais anticonformiste, militant marxiste, anticolonialiste et amoureux de l'Algérie, pacifiste ayant connu deux guerres et résistant, brièvement nommé chef de cabinet de son ami Henri Wallon à la Libération, puis redevenu modestement enseignant de philosophie au lycée Henri IV, et mort d'une crise cardiaque le 20 janvier 1960, avec "des haïkaïs dans la veste qu'il a quittée pour se mettre au lit une dernière fois"... Dominique Chipot détaille l'activité de vulgarisateur et de revuiste de cet intellectuel, ami de Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vaillant (fondateurs de la revue Le Grand Jeu) – il évoque aussi ses recherches sur la vision paraoptique, témoignant d'une insatiable curiosité intellectuelle, sa revue Le Pampre, son implication dans les échanges franco-japonais, avec la création, en 1926, de la Revue Franco Nippone... La vie de ce philosophe-poète, aussi original qu'engagé, est illustrée de haïkus inspirés des événements de sa vie.

 

Une deuxième partie offre au lecteur la réédition d'un recueil original de Cent haikaï publiés en 1924 par Le Mouton Blanc, et alors admirés par Max Jacob, qui proposa à l'auteur de créer une revue consacrée aux haïkus. Ils sont ici généreusement annotés par Dominique Chipot, qui explore les notes et brouillon de l'auteur, nous faisant découvrir des premières versions inédites et le cheminement créatif du haïjin, au cours de nombreuses retouches, vers l'expression toujours plus elliptique des sentiments (car Maublanc, en effet, est le créateur du haïku sentimental, totalement inexistant au Japon). Témoignage de l'important travail de réécriture et de recherche de concision, nous citerons ce haïku du recueil :

 

Innocent !
Ce n'est pas en miaulant

Qu'on ouvre la porte.

 

Que Dominique Chipot oppose dans les notes à cette première version :

 

Ce n'est pas avec sa patte
c'est en miaulant

qu'on ouvre les portes.

 

Du recueil initial, divisé en six parties, on citera un exemple tiré de chaque section pour montrer la diversité d'inspiration et d'expression – mais la centaine enchantera tout lecteur qu'il pratique ou non le haïku :

 

le poème 7 de "Les Bêtes et les Gens" :

 

"A ma gauche, mon ombre marche.
Elle se noie dans le canal,

Mais remonte sur l'autre berge."

 

Le 15, dans "La Nature" :

 

"Comme une chatte en rut,

Tête rentrée et cul en l'air,

L'église du village."

 

Le 41 dans "Saisons" :

 

"Pauvre chien blanc !
La concurrence de la neige...

Te voilà jaune."

 

Dans "La Mer", le poème 44 :

"L'étreinte des murs de granit.

L'escalier en colimaçon,

Puis tout l'air de la mer ! (Saint Malo)"

 

dans "L'Amour" (83) :

 

"Si je vous aime? Non.
J'aime un souvenir.

Vous lui ressemblez."

 

Pour achever, avec La Mort, et le n. 87 :

 

"Sous l'arbre nous causions tous deux.
L'arbre a refleuri.

Lui est mort."

 

A la suite de cette réédition, Dominique Chipot propose de nombreux inédits retrouvés dans les manuscrits de René Maublanc, où se développe également tout un univers doucement ironique et sensuel :

 

"Elle a toujours des défauts ;
Il faut encore quelques mois

Pour que j'y voie des qualités."

 

"L'éclat de tes yeux...
Tes seins gonflés par le plaisr...

Ton corps nu m'appelle. (aout 1925)"

 

Peintre à ses heures, Maublanc consacre aussi des vers aux couleurs picturales d'une nature vue à travers le prisme du Fauvisme :

 

"Coucher du soleil.
La fumée d'abord blanche

monte orange et bleue."

 

Dominique Chipot dessine aussi en dernière partie une cartographie du haïku des années 20 à partir de coupures de presse et échanges épistolaires, témoignant de l'importance de ce genre qui a fortement influencé des poètes de l'après-guerre, comme Jaccottet ou Bonnefoy. Ce chapitre est également une excellente introduction à la technique, à partir des débats et des différentes positions des haïIkaïstes au cours des décennies, et couvrant les questions que posent l'adaptation du rythme originel à la langue française, le respect d'un "pivot" du poème, ou la présence d'un "kigo" ou mot de saison, par exemple.

 

On le voit, cette étude, accessible et savante, saura satisfaire différents lecteurs, mettant en lumière un pan de l'histoire littéraire, offrant la lecture de très beaux textes, proposant des éléments de réponse aux débats sur la forme ... un livre complet, qui devra figurer dans toute bibliothèque bien conçue.

 

*

 

 La boussole dans son vol garde le nord, illustrations d'Alexia Calvet

 

Illustrés par la délicate grisaille des dessins d'Alexia Calvet, les poèmes de ce recueil, quoique brefs, mêlent aux tercets des haïkus d'autres textes de forme différente. On y suit l'auteur, pélerin sur le chemin de randonnée qu'il parcourt, s'immergeant par tous les temps dans ce qu'il espère un dialogue silencieux avec la nature et lui-même. Des notations humoristiques révélent toutefois la présence des touristes – citadins chaussés de sandales, cris d'enfants sur la pelouse interdite de l'ancien monastère, mégots sur le sentier, déclics de milliers de photos – et

 

"Sur la crête
la vierge entourée

d'antennes GSM"

 

Ce randonneur est bien notre contemporain, dans un monde où le trivial cotoie le sublime – où la contemplation du lac n'abolit pas "au fond les couleurs vives / d'une cannette de bière", où les vestiges d'une voie romaine sont "Maintenant / le chemin balisé / d'IKEA". il arpente ces routes sous la pluie, trouve refuge sous le toit d'un

 

"abribus ouvert à tous vents
blotti contre la paroi de verre

froides humidité et indifférence
(il) rêve d'un monde
où vivraient des êtres humains."

 

Arrêts dans des gares froides, nuits passées dans des halls d'immeubles... le marcheur fait aussi l'expérience de la survie des plus démunis dans le désert urbain : "bonne conscience/ de la rue /innocente pourtant / seule coupable". Marcher relie les mondes, relie au monde :

 

"Les pas dénouent
l'embrouillamini de mes pensées

une eau claire de mots
m'inonde de son silence
seuls les muscles
crient encore
le chemin sans fin
nulle part
pénétrer l'univers (...)"

 

Cheminer avec Dominique Chipot, au cours de ces vers, permet au lecteur, sans emphase, de ressentir le passage de toute en chose en ce monde, "la présence universelle" à laquelle il est invité à participer activement, comme le marcheur immergé dans son parcours.