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Muriel STUCKEL, Du ciel sur la paume.

 

 

Le titre singulier de Muriel Stuckel dit toute l'aspiration folle et paradoxale du poète : tenir dans le creux de la paume/poème tout  l'infini du ciel... Le poème s'y fait aile sous la plume qui le trace, sous la main qui le tisse, qui tresse les motifs d'une musique toute en contrepoints, jaillie des touches noires et blanches qu'elle frappe-caresse. Composé en effet comme une suite musicale, ainsi que le souligne Pierre Dhainaut dans la très belle préface à ce recueil, entre prélude et finale, les poèmes sont regroupés en 7 mouvements, comme une "partition pour main de poète".

Les titres évoquent d'abord la naissance du poème, arraché de la "spirale de l'obscur", puis confronté à la "feuille d'albâtre" où le couche la main... La violence de ce début, entre arrachement, creusement

 

"pliures
              ratures
                          morsures

 

pour ébrécher l'espace
            trouer le temps"

 

s'oppose à l'immatérialité  des mots-flocons, poussière, syllabes incolores, aile, plume, palme ou éventail de lignes, ainsi extraits du néant, prêts à l'envol.

Toutefois, une autre trame parcourt le recueil ( et l'on rappellera le très bel essai que l'auteure vient de consacrer à l'esthétique de la trame dans la poésie d'Angèle Paoli) : la poète tresse les métaphores du tissage, de la couture :

 

"de mes doigts pressant plume
je relie surface et profondeur

pour mieux les confondre"

 

Elle réalise ainsi, sous les yeux du lecteur, point par point, une étonnante broderie, d'une préciosité toute mallarméenne, où les mots étincellent dans un vertige – "une ivresse d'espace" - qui traverse les vers tendus vers leur envol, depuis la très matérielle, très sensuelle, condition de leur écriture :

 

"mes purs ongles
au plus profond
dédient leur nacre

gorgé d'encre
la feuille de chair
soudain vacille

entre le silence et l'éclat

le nuage et le ciel
la pluie et l'embellie

pur cliquetis de signes

où la dissonance
ne cesse de s'abolir"

 

La préciosité de son chant n'est en rien vaine ou gratuite : la poète a l'ambition de "reconsteller le langage", de "rendre vives les paroles dégelées/ que murmure l'intime". Et elle le fait avec une précision toute phénoménologique, dévoilant couche après couche, geste après geste, les différents plans d'une réalité qui plonge au coeur du plus intime, du plus ineffable. Muriel Stuckel convoque aussi bien  les figures tutélaires d'Octavio Paz, Rilke, Claudel et Paul Auster, ou Valère Novarina, Beckett et Bonnefoy ... en épigraphe des différents chapitres, qui  semblent écrits aussi comme dans un état de rêverie éveillée, dans le suspens d'une inspiration, au sens propre du terme : on y sent les mots circuler dans l'espace, entre le néant d'où ils naissent et la conscience de la pleine page où le lecteur  perçoit l'auteure, vibrante, ouverte aux moindres signes du verbe qui "palpitera" ; l'abeille du mot s'y substitue au flocon ou à l'étoile, les ailes mordorées d'un scarabée naissent sans doute d'une plume trempée dans l'encre, obéissant à la "paume nue / paume lune / où le ciel se dilue", dans une magique dérive métaphorique, où l'écriture devient danse, envol sans cesse du corps qui retombe, comme la main brodeuse entrelace les motifs, ou la main musicienne, sur les touches d'un piano.

 

"Main de musique
main de poésie
ailes jumelles nous sommes
à l'heure de sombrer dans la tombe

à jamais reliées par le souffle glacé"

 

L'exploration chorégraphique de la genèse du poème, cette ode au corps malléable des mots, ode à la main qui les pétrit, se renverse alors, devient requiem dans la dernière partie - qui éclaire la dédicace du recueil, " à Mizzi (...) à jamais vive". L'expérience de la perte semble briser l'élan vital du poème "De notre oeuvre achevée / de son intuition partagée // le ciel sur la paume / sera le masque mortuaire" écrit la poète. Mais le livre-paume devient arche de mémoire  aussi ; les mots retournent à l'ombre du néant, l'amie de longue date devient "Eurydice à jamais"ii

Les beaux chants de Muriel Stuckel sont ponctués des encres pleine page d'Hélène Baumel, où la sépia de l'écriture calligraphie des chamarrures sombres sur un maelström de couleurs s'élançant, depuis les profondeurs nocturnes de la gamme des bleus et des violines, vers la blancheur d'une aube originelle – qui est aussi celle de la page où se prend le poème :

 

" Cousu main le poème

il m'échappe se faufile
d'un point cardinal à l'autre

cousu main le poème
je goûte l'idée blanche de l'aube
toutes mes poussières je diffuse

en un geste d'abandon cosmique"

 

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