Ma lec­ture d’Après le trem­ble­ment s’adresse à ceux qui décou­vrent Jean Por­tante comme je le décou­vre avec ce recueil. Je ne peux com­par­er son écri­t­ure ici avec celle de ses livres précé­dents et je suis bien obligé de faire un détour par sa biogra­phie. Jean Por­tante, lux­em­bour­geois d’o­rig­ine ital­i­enne, n’a jamais oublié d’où il venait même s’il est né à Duf­fer­dan­ge au Lux­em­bourg. Sa langue (le français) porte la trace des idiomes aux­quels il a été con­fron­té (on par­lait l’i­tal­ien à la mai­son) et ce livre a été écrit à l’oc­ca­sion d’un séisme qui a rav­agé le vil­lage dont sa famille est originaire.

    Cet ouvrage est com­posé de qua­tre suites de poèmes de longueur iné­gale et se ter­mine par un ensem­ble de frag­ments qui con­stituent comme un Jour­nal du trem­ble­ment. La pre­mière suite est inti­t­ulée Ce qui advient et ce qui n’ad­vient pas. La ver­si­fi­ca­tion en est sur­prenante : Por­tante utilise un vers libre de 15/16 syl­labes mais, au-delà de cet aspect formel, on a l’im­pres­sion d’un vers qui court jusqu’au point final du poème tant les coupes peu­vent paraître arbi­traires par les enjambe­ments. Une lec­ture à voix haute, respec­tant les paus­es en fin de vers donne une scan­sion étrange comme si la langue soudain était dev­enue étrangère. Peut-être est-ce là une façon de dire l’é­trangeté de ce trem­ble­ment de terre qui a détru­it les sou­venirs de Jean Por­tante et qui le rend orphe­lin de ses orig­ines et qui cham­boule donc sa langue habituelle ?

    La deux­ième suite (Le fab­ri­cant du sud), par l’u­til­i­sa­tion d’un vers libre stan­dard (?) est plus recon­naiss­able, plus lis­i­ble silen­cieuse­ment. Comme si Jean Por­tante retrou­vait son out­il habituel pour cern­er au plus près la cat­a­stro­phe qui vient d’ar­riv­er. Mais l’hébé­tude devant l’in­com­préhen­si­ble, l’i­nad­mis­si­ble reste entière; d’où cette approche qui ressasse, qui reprend inlass­able­ment les mêmes expres­sions, les mêmes groupes de mots, pour les organ­is­er dif­férem­ment. Tout ça pour avancer une hypothèse (il faut not­er l’emploi du con­di­tion­nel dans ” on dirait…”) : ” On dirait que le fab­ri­cant de tach­es / est un fab­ri­cant de sud rouil­lé “. Au fait, que sont ces tach­es ? Celles qui situent le trem­ble­ment de terre sur la carte ou sur le ter­ri­toire ?  Ou celles qui brouil­lent à jamais la langue ? Ou celles qui voilent l’oeil ?

    La troisième (Les qua­tre trem­ble­ments du jardin) adopte une tonal­ité volon­tiers élé­giaque : ” Par­fois c’est à un cimetière sans con­ces­sion / que ressem­ble le jardin…” ou ” Quelque chose finit dans cette terre à l’en­vers “… La vision  du site ou du jardin se fait hal­lu­cinée. Les sou­venirs pren­nent une apparence mythique ren­for­cée par les sec­ouss­es sis­miques qui ont détru­it ce qui était vis­i­ble, ce à quoi le regard s’é­tait accou­tumé… Le jardin devient alors le cen­tre du monde, le cen­tre d’une vie : c’est ce noy­au orig­inel qui est brisé. Puis, dans la troisième série de textes de cette suite, le poème se réduit à une stro­phe de cinq vers se suff­isant à elle-même et ce sont des choses hum­bles (pho­togra­phies, lam­pes, bijoux…) qui sont décrites pour dire l’ab­sence, la fin d’un monde (“ c’est la mémoire qui tue ”). Cela ne va pas sans une cer­taine obscu­rité, ou du moins sans cer­taines dif­fi­cultés de lec­ture, comme si Jean Por­tante se débat­tait avec les mots pour dire au plus près ce que représente ce trem­ble­ment de terre syn­onyme d’ef­face­ment de la mémoire tan­gi­ble, de tout ce qui fai­sait son indi­vid­u­al­ité.  Mais peut-on lire ces poèmes quand on ignore la langue ital­i­enne qui a sans doute “con­t­a­m­iné” le français du poète ? Et Jean Por­tante se débrouille aujour­d’hui avec une langue qui reste à inven­ter car le refuge de l’i­tal­ien des orig­ines n’est plus.

    Enfin, la dernière suite, (“ Pourquoi est-il si triste  le voy­age qui cherche sa matière ? “, une cita­tion de Juan Gel­man, un poète argentin qu’a traduit Por­tante), est comme un long poème d’un retour, sinon au pays natal, du moins au pays où plon­gent les racines de celui qui par­le. Tous les poèmes de cet ensem­ble sont des “son­nets” si l’on en juge par le découpage strophique (deux qua­trains et deux ter­cets), mais en vers libres. Poèmes de douleur qui ten­tent de répon­dre aux ques­tions que pose le pre­mier qua­train de chaque poème. Mais les ques­tions courent sou­vent jusqu’à la fin du texte… Et les répons­es restent som­bres : ” Qui se noie dans le soleil / a de l’om­bre / dans les yeux ” ou encore ” S’y fab­rique l’im­men­sité / de ce qui s’ab­sente / quand tombe la nuit “. Com­ment recréer ce qui est défini­tive­ment détru­it ? Un poème résume admirable­ment la chose : ” Pourquoi inven­ter un pays / main­tenant que tu as défini­tive­ment  / mis le tien à l’abri /  der­rière tes paupières”,  ques­tion  qui se pro­longe jusqu’au ter­cet final : “Pourquoi inven­ter un pays / main­tenant que le tien / est défini­tive­ment un nuage.”  Dilemme insol­u­ble car quel que soit le bout par lequel Jean Por­tante prend le prob­lème, il n’y a pas de solu­tion car le “pays” (le sud, le jardin…) est mis à l’abri der­rière les paupières en même temps qu’il est un nuage, c’est-à-dire  évanes­cent, inaccessible.

    Il est aus­si sans doute impos­si­ble de par­ler de ce livre car Jean Por­tante le ter­mine par quelques frag­ments du Jour­nal d’un trem­ble­ment. Tout y est dit, de la mai­son de l’en­fance, de la langue de l’o­rig­ine, de la mémoire à réin­ven­ter. Car il n’y a pas de mémoire sans le sou­venir et la réal­ité de ce dont on se sou­vient.  Et lors de son retour à San Demetrio, le poète ne voit qu’un vil­lage fan­tôme, sans une âme dans les maisons, ce qui lui fait pren­dre con­science de la réal­ité inimag­in­able. Mais com­ment dire cela ? ” J’ig­nore à quoi ressem­blera une écri­t­ure qui a trem­blé ” écrit Jean Por­tante. Ce que nous lisons dans ce livre ressem­ble à ce que pour­rait être une telle écri­t­ure qui s’éloigne de  celle des livres précé­dents.  Qui sont dès lors à lire…

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.