L’ir­ré­para­ble est un long poème qui court sur plus de 50 pages. Dans sa pré­face, un mod­èle d’éru­di­tion, Pierre Brunel place ce poème sous le signe de Baude­laire. Com­ment lire L’ir­ré­para­ble après cette approche pré­cise et exem­plaire alors que le livre attend sur ma table de tra­vail ? Mais on ne lit jamais un livre ex nihi­lo : toute lec­ture s’en­racine dans une his­toire pro­pre au lecteur ou dans l’aspect du livre ; peut-être faut-il ici com­mencer par s’in­téress­er à ce que dit Brunel ? L’ir­ré­para­ble est le titre d’un poème des Fleurs du Mal mais ces mots, l’ir­ré­para­ble, appa­rais­sent aus­si dans deux vers de l’un des quin­tils qui le com­posent. Hasard ? Le pre­mier vers du Vin de l’as­sas­sin sert, à une majus­cule près, d’ex­er­gue au poème de François Xavier ; hasard encore ? À l’Adorable sor­cière du Vin de l’as­sas­sin, répond la vieille et butée sor­cière du poème de François Xavier. Hasard tou­jours ? Que dire encore du jeu d’é­chos entre les deux ouvrages quant à l’ad­jec­tif libre : “Me voilà libre et soli­taire” fait dire Baude­laire à son assas­sin tan­dis que François Xavier s’ex­clame “Je suis libre” ou “Nous ram­per­ons dans les draps tem­pérés vers / Les assis­es du monde, enfin libres !” Mais, au-delà de cette brève étude com­par­a­tive, il faut laiss­er la parole à Pierre Brunel : “Une telle dual­ité se retrou­ve dans le jeu infin­i­ment com­plexe de L’ir­ré­para­ble de François Xavier”

 

    L’écri­t­ure de François Xavier est très en prise avec le corps (ongles, peau, poings, ten­dons, biceps, poignets, muqueuses, hanche, jambes, oreilles…) : ce vocab­u­laire ne manque d’at­tir­er l’at­ten­tion du lecteur sur ce qui est, peut-être, le thème de ce poème. Ce serait donc à une explo­ration pointilleuse et con­tin­ue de la fusion entre deux corps amoureux, de l’acte sex­uel que se livr­erait François Xavier car le poète écrit son amour “pour savoir de quoi il s’ag­it”. “Le poème n’est pas éro­tique” proclame-t-il ; mal­gré les apparences serait-on ten­té d’a­jouter. Effec­tive­ment, François Xavier ne chante pas le plaisir des sens mais il met en scène l’évo­lu­tion des corps amoureux, le temps pas­sant et, surtout, il écrit ce qui se passe dans sa tête. Le poème devient alors une machine à penser : pour preuve, cette remar­que qui occupe presque une stro­phe, “En me tour­nant le dos tu abdiques / Recon­nais ta faille fron­tière séparant / Deux corps antag­o­nistes pour m’of­frir / Ton Nou­veau monde à explor­er / ‑cul féminin les yeux ouverts”. Com­ment s’é­ton­ner alors que le poème se trans­forme comme en une longue log­or­rhée à l’im­age de l’é­coule­ment des sucs amoureux ? Mais la machine à penser fonc­tionne à plein régime : “Mais suis-je réelle­ment libre si je ne sus­pends  / Ma dépen­dance ni ne brise mes chaînes / Pour quit­ter la prison d’Amour ?” ou “Te tuer pour enfin exis­ter dans l’in­nom­ma­ble / Et réus­sir à me suf­fire à moi-même…” La vision se fait cos­mique : “Ta lune énu­clée est mon cos­mos sans grav­ité / Ni attrac­tion — trou noir en sanc­tu­aire / Glaise en attente de rythme”.

 

    Mais le lecteur atten­tif relèvera quelques détails qui se gref­fent habile­ment sur la  descrip­tion du rap­port amoureux mais qui ren­voient à la vie privée et aux pub­li­ca­tions de François Xavier. Com­ment com­pren­dre ces vers “… le désas­tre /  Se matéri­alise en charnier des pos­si­bles / Velick­ovic y gra­va qua­tre arrêtés / Défini­tifs  comme autant de stig­mates” sans savoir que le pein­tre et le poète sont à l’o­rig­ine d’un livre de bib­lio­philie (tiré à 30 exem­plaires) inti­t­ulé juste­ment Le charnier des pos­si­bles qui présente les qua­tre dessins de Velick­ovic sous forme d’e­stam­pes ? Com­ment com­pren­dre ces autres vers : “… ton sein / Frois­sé nar­gue Kijno tout aus­si brûlé…” sans savoir que François Xavier a écrit Kijno e(s)t l’art d’aimer  et Le Berceau de Phéni­cie (autre livre d’artiste enlu­miné de deux façons dif­férentes par Kijno) ? “La baie d’A­gay” qui enjambe deux vers rap­pelle que le poète est né à Saint-Raphaël dont Agay est un lieu-dit… Pour ne citer que ces indices… Le lecteur l’au­ra com­pris, François Xavier s’en­gage dans ce poème dont il dit qu’il est “l’u­nique pos­si­bil­ité / De traiter du prob­lème de l’at­tache­ment”.

Lucien Was­selin a pub­lié Aragon/La fin et la forme chez Recours au Poème éditeurs

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Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.